Vidéosurveillance : l’industrie de la peur ?

13 Mai 2013



La série à succès signée Jonathan Nolan et J.J. Abrams alimente une résurgence d’inquiétudes au sujet de la vidéosurveillance et de l’espionnage informatique dans le monde. Le débat est relancé, avec, en toile de fond, les attentats survenus à Boston le mois dernier. Entretien avec Charles Farrier, cofondateur de NoCCTV.


An NYPD counterterrorism officer watches cameras after the Boston attack. Crédit Photo -- Getty
An NYPD counterterrorism officer watches cameras after the Boston attack. Crédit Photo -- Getty
D’après Wikileaks, l’écoute de masse des populations mondiales serait non seulement une réalité, mais également une pratique institutionnalisée dans plus de 25 pays dans le monde. Depuis décembre dernier, l’organisation tente de publier une base de données de centaines de documents concernant des entreprises impliquées dans la surveillance de masse. Toujours selon Wikileaks, ces systèmes d’interception seraient développés par des entreprises occidentales qui en auraient l’usage, notamment pour exercer des pressions politiques. Cette technologie permet d’intercepter les appels téléphoniques, sans être détecté, de prendre le contrôle d’ordinateurs sans que le fournisseur d’accès ne s’en rende compte, ainsi que de localiser n’importe quel utilisateur par le biais de son téléphone portable, même s’il est en veille.Pour se procurer de tels fichiers, Wikileaks a dû collaborer avec Bugged Plabet et Privacy International, ainsi que des médias de six pays différents, dont ARD en Allemagne, le Bureau of Investigative Journalism britannique, The Hindu en Inde, L’Espresso en Italie, OWNI en France et The Washington Post aux États-Unis.

Bien décidé à mettre en lumière cette « industrie secrète », Wikileaks dénonce un accroissement inquiétant du développement de ces systèmes de surveillance de masse depuis les attentats du 11 septembre 2001. Une industrie sous-terraine, qui représenterait plusieurs milliards de dollars chaque année. Wikileaks a déjà diffusé plus de 287 documents, mais son projet intitulé « Un monde sous surveillance » devrait permettre d’en divulguer davantage. L’accent est mis sur l’enjeu que représente la préservation des libertés individuelles face à un voyeurisme excessif, dont le seul motif serait de préserver les citoyens d’éventuelles attaques terroristes.

Suite à ses travaux, Wikileaks a subi une attaque DDoS (NDLR : attaque informatique visant à mettre hors service la cible visée) sans précédent contre ses serveurs. Jamais le site n’avait connu une offensive d’une telle violence. Or, pour Wikileaks, il faut faire un lien direct entre ces attaques et la divulgation de nouveaux e-mails issus de la fuite de Stratfor.



Une surveillance mondiale aux mains d’une société privée

Wikileaks fait état de l’existence d’un réseau de surveillance d’ampleur mis en place aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il serait piloté par une société privée, baptisée TrapWire, fondée en 2007 (NDLR : elle s’appelait alors Abraxas Applications, avant de changer de dénomination suite à la vente de la maison-mère, Abraxas Corporation). TrapWire est dirigée par d’anciens hauts fonctionnaires de la CIA, dont son fondateur. Cette firme vend un logiciel qui collecte des informations de surveillance à partir d’un réseau de caméras qui partage les alertes avec les départements de police, le ministère de l’Intérieur, le FBI et des sociétés privées. Elle fonctionne via l’installation de caméras de surveillance sur les « lieux sensibles » de ses clients, afin d’analyser les images collectées et ainsi détecter des « schémas comportementaux » qui pourraient faire penser à de futurs actes terroristes. Si nécessaire, les caméras photographient les suspects. Le système va ainsi envoyer les images à des plateformes d’alerte qui permettent aux citoyens de signaler des comportements étrangers.

Cette pratique est courante à Washington et à Los Angeles. En principe, les surveillances des différents lieux sont isolées les unes des autres. Mais les courriels révèlent que TrapWire centralise l’ensemble des données et les croise pour perfectionner ses alertes, mélangeant ainsi les données privées et publiques. C’est tout un réseau de surveillance qui serait mis en place, et confié à une société privée, avec l’approbation des pouvoirs publics américains et britanniques.

En Europe, le programme INDECT, financé par la Commission européenne, réaliserait les mêmes objectifs. Par ailleurs, Microsoft, associé à la police de New York afin de déployer un système de surveillance de la ville, recevrait une commission de 30% sur chaque système de surveillance vendu dans le monde.

Un business que la série Person of Interest s’applique à mettre en lumière. Au fil des épisodes, le dilemme ne cesse de se faire de plus en plus oppressant : un système de surveillance garant de la sécurité des citoyens, mais contrôlé par son seul créateur. Entre de mauvaises mains, l’avenir du monde pourrait en être autrement.

Entretien avec Charles Farrier, cofondateur de NoCCTV

Charles Farrier se bat contre ce qu’il appelle l’industrie de la surveillance, il est le cofondateur de NoCCTV en 2007. À cette même période, le gouvernement britannique a publié sa stratégie nationale de la vidéosurveillance. Initialement mis en place à Oxford pour faire campagne contre les caméras de surveillance sur la route de Cowley, No CCTV s'est développé dans une campagne nationale, puis internationale dans le domaine des ressources de l'information et sur les questions de surveillance. Charles Farrier livre au Journal international sa vision de l’expansion de la vidéosurveillance dans le monde.

Avez-vous entendu parler du projet de Wikileaks de tenter de publier une base de données de centaines de documents concernant des entreprises impliquées dans la surveillance ? Quel est votre avis sur ce sujet ?

Nous sommes au courant du fait que Wikileaks a publié des documents lies à des projets de surveillance comme Trapwire. Tim Shorrock a lancé un projet similaire avec Corporate Watch en 2009. De telles révélations sur les entreprises derrière l’industrie de la surveillance sont essentielles, mais nous devons aussi nous souvenir, comme Shorrock le souligne, que nous devons être très méfiants à propos des revendications que ces entreprises font – elles essaient de vendre des produits et nous ne devons pas tomber dans le panneau. Les révélations publiées par Wikileaks des courriers électroniques de Trapwire, a exposé la corruption dans le sens où de tels produits sont promus et vendus au sein du gouvernement.

Pouvez-vous nous expliquer le principe du réseau d’espionnage, TrapWire, fondée en 2007 ?

Le système Trapwire est un produit qui est compris dans le domaine montant des analyses vidéo. De tels systèmes utilisent des ordinateurs qui analysent le flot de vidéos et recherchent des comportements ou des modèles. Ces systèmes utilisent peut-être des données venant d’autres sources pour établir des profils de données d’individus, et il est dit que de tels systèmes peuvent être utilisés pour prévoir les crimes. Ces revendications constituent les arguments de vente de ces entreprises qui vendent de tels systèmes ; la réalité est quelque peu différente. Par exemple, dans son livre « Nulle part où se cacher » (« No Place to Hide » ), Robert O'Harrow Jr, nous raconte l’histoire de l’entreprise Seisint qui a créé un produit de recherche de données appelé « Matrix » qui « donnait aux investigateurs un accès quasi instantané à un riche dossier [rassemblant] presque n’importe quel adulte en Amérique ». Le système a été utilisé pour créer un produit dénommé « Washington sniper », le système a identifié de manière erronée un suspect innocent.

Le terrorisme n’est-il pas une bonne excuse pour installer des caméras ?

Il n’y a pas de bonnes raisons dans l’installation de caméras. Le terrorisme est un moyen de faire peur aux gens pour qu’ils abandonnent un peu plus leur liberté et acceptent la vidéosurveillance. Les événements terroristes sont rares, mais spectaculaires – ils sont mis en avant par les politiciens et les médias qui s’assurent que des images effrayantes circulent encore et encore dans la tête des gens. Bruce Schneier, expert en sécurité, souligne que « les gens exagèrent le spectaculaire, mais les risques sont rares et minimisent l’importance des risques communs » (dans « La Psychologie de la sécurité »). L’auteur Naomi Klein a attiré l’attention sur le fait que la prétendue « guerre contre le terrorisme » peut être mieux saisie comme modèle économique – un moyen pour l’industrie de la surveillance de vendre leur équipement via une forme de désastre capitaliste. Il n’y a pas d’exemple d’un incident terroriste qui aurait été arrêté par des caméras, et à chaque fois qu’il y a un nouvel incident, on nous dit quand même qu’il nous faut plus de caméras. Cela n’a pas de sens. Quand on parle du thème du terrorisme, il est important d’abord de définir le terme terrorisme. Si c’est inculquer la peur à des fins politiques, alors il apparaît que les politiciens et les médias sont les premiers acteurs du terrorisme.

Selon vous, cette surveillance de masse peut-elle réellement bénéfique ?

Non. Ils présentent une image d’une machine omnisciente qui peut voir le danger, prédire le crime et garder les gens en sécurité. En réalité, elles ne sont rien de la sorte, ce sont des jouets high-tech hypermédiatisés vendus par des entreprises de la surveillance. Mais ces outils pourraient être utilisés par l’État ou par des entreprises pour espionner les gens et les données collectées pourraient être utilisées au profit des entreprises, et pour mettre en marche un contrôle par le gouvernement. Le danger est de voir les gens abandonner leur liberté en pensant qu’ils auront plus de sécurité, mais en réalité ils perdront les deux.

Pensez-vous que la série Person of Interest est une bonne illustration de la pratique de la vidéosurveillance ? Ne montre-t-elle pas des côtés bénéfiques de cette surveillance ?

« Person of Interest » est une propagande dangereuse qui est une mascarade sous couvert de divertissement. C’est très commun dans les programmes de télévision modernes. Le programme suggère que la surveillance englobe tout, qu’il n’y a nulle part où se cacher que le monde du Panoptique de Jeremy Bentham a déjà été créé ou pourrait être créé bientôt. Cela rassure le téléspectateur et lui fait peur en même temps, mais ensuite on essaie de les rassurer, que tout se passera bien, car il y a des gens bien qui utiliseront le monstre de la surveillance pour les protéger du danger. Le message sous-entendu par ce programme télévisé est « rien à cacher, rien à craindre » - le slogan constamment utilisé pour faire passer chaque nouvelle mesure de surveillance et prévu pour inverser les libertés individuelles si difficilement gagnées. « Person of Interest », à la manière de publicités des entreprises de la surveillance, grossit les capacités des caméras de surveillance pour que ceux en faveur des caméras les aiment encore plus et ceux qui sont contre soient terrifiés à l’idée de mettre leur opposition en action.

Cette vidéosurveillance ne serait-elle pas tout simplement du voyeurisme ?

D’une certaine façon, la vidéosurveillance est une forme de voyeurisme, car les opérateurs des caméras peuvent scruter la vie privée des gens et le font effectivement. Mais la vidéosurveillance est bien pire que le simple voyeurisme. Les caméras augmentent la peur et réduisent la confiance au sein d’une communauté. La présence de caméras suggère qu’il y a un problème qui a besoin d’être résolu et la caméra encourage les gens à ne plus se tourner vers leur communauté pour résoudre les problèmes, mais de les laisser à un surveillant sans corps qui est assis derrière un écran. Discréditer la communauté cause en fait les problèmes que les caméras sont censées résoudre. Et cela propage la peur également, puisque la vidéosurveillance devient de plus en plus omniprésente et peut créer un effet effrayant – le sentiment dérangeant d’être toujours surveillé. C’est la vision d’une prison modèle imaginée par Jeremy Bentham dans « Le Panoptique ». Comme Jacques Ellul nous avertissait dans « La Société technologique » : « les techniques de la police, qui se développent à un rythme effréné, ont comme finalité la transformation d’une nation entière en un camp de concentration ».

Pouvez-vous nous parler de votre site No CCTV et de vos différentes actions dans le domaine de la vidéosurveillance ?

No CCTV a été créé en 2007. Cela a commencé par un site web de protestation pour un groupe local à Oxford en Angleterre pour faire campagne contre un plan de vidéosurveillance. Ce que nous avons trouvé quand nous avons mis en place le groupe est que malgré plusieurs décennies de vidéosurveillance au Royaume-Uni, il n’y avait aucune information à propos des dangers des caméras, sur leur effet sur la société, sur leur inefficacité en lien avec la prévention contre le crime, ou la détection, ou comment faire campagne contre eux. Nous avons décidé de mettre en œuvre une campagne nationale et un site web qui pourrait être utilisé comme une source d’informations. Nous avons alors commencé à prendre contact avec d’autres militants dans le monde, et l’année dernière avons participé à l’organisation du Groupe de Travail International sur le Surveillance Vidéo, dans le but de collaborer avec des militants d’autres pays. Nous avons également pris part aux évènements de la « Liberté pas la Peur » (« Freedom Not Fear ») à Bruxelles les deux dernières années. Au Royaume-Uni nous avons déposé plainte avec le Bureau des délégués à l’information (Information Commissioners Office, ICO) contre les caméras du programme de Reconnaissance Automatique des Plaques (ANPR) et le jeu d’espionnage des citoyens, les Yeux d’Internet [ndlr : pour plus d’informations, voir le site internet de No CCTV ], et nous avons appelé à manifester en ce qui concerne la surveillance totale sur les transports publics. Annuellement, nous prenons part aux protestations du « Jour de l’Action 1984 » le 8 juin (l’anniversaire de la publication du roman de Georges Orwell, 1984). Nous écrivons aussi des articles contre les caméras de surveillance et conseillons des militants sur la façon de combattre des caméras au Royaume-Uni et à l’étranger.

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Jérémy BICHON
Rédacteur (étudiant en licence de science politique). Jeune aspirant au développement du... En savoir plus sur cet auteur